C’est à Belleville, au sixième sans ascenseur, chez madame Rosa, une vieille Juive qui a connu Auschwitz, et qui autrefois, il y a bien longtemps, " se défendait " rue Blondel. Elle a ouvert " une pension sans famille pour les gosses qui sont nés de travers «, autrement dit un crèche clandestin où les dames » qui se défendent " abandonnent plus ou moins leurs rejetons de toutes les couleurs. Momo, dix ans ou alentour, raconte sa vie chez Madame Rosa et son amour pour la seule maman qui lui reste, cette ancienne respectueuse, grosse, virile, laide, sans cheveux, et qu’il aime de tout son cœur — presque autant que son " parapluie Arthur «, une poupée qu’il s’est fabriquée avec un vieux parapluie; il n’a pas de père et chez Madame Rosa, les autres gosses s’appellent Moïse ou Banania. Lorsque Madame Rosa meurt, il lui peint le visage au Ripolin, l’arrose des parfums qu’il a volés et se couche près d’elle pour mourir aussi.
Gary disait » Il me serait très pénible si on me demandait avec sommation d’employer des mots qui ont déjà beaucoup couru, dans le sens courant, sans trouver de sortie «. Dans La Vie devant soi Gary/Ajar invente un style neuf, dans le genre parlé, familier, mais sans argot, qui éclate en formules cocasses, incongrues, lapidaires. Des phrases distordues sciemment pour l’effet du rire. C’est pourquoi j’ai choisi de résumer ce roman avec les phrases d’Ajar lui-même. Cela m’a semblé devoir mieux rendre toute la sensibilité, l’émotion que le livre suscite.
» Je m’appelle Mohammed mais tout le monde m’appelle Momo pour faire plus petit. Pendant longtemps je n’ai pas su que j’étais arabe parce que personne ne m’insultait. On me l’a seulement appris à l’école.
La première chose que je peux vous dire c’est qu’on habitait au sixième à pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu’elle portait sur elle et seulement deux jambes, c’était une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu’elle ne se plaignait pas d’autre part, car elle était également juive. Sa santé n’était pas bonne non plus et je peux vous dire aussi dès le début que c’était une femme qui aurait mérité un ascenseur.
Madame Rosa était née en Pologne comme Juive mais elle s’était défendue au Maroc et en Algérie pendant plusieurs années et elle savait l’arabe comme vous et moi. Je devais avoir trois ans quand j’ai vu Madame Rosa pour la première fois. Au début je ne savais pas que Madame Rosa s’occupait de moi seulement pour toucher un mandat à la fin du mois. Quand je l’ai appris, ça m’a fait un coup de savoir que j’étais payé. Je croyais que Madame Rosa m’aimait pour rien et qu’on était quelqu’un l’un pour l’autre. J’en ai pleuré toute une nuit et c’était mon premier grand chagrin.
Au début je ne savais pas que je n’avais pas de mère et je ne savais même pas qu’il en fallait une. Madame Rosa évitait de m’en parler pour ne pas me donner des idées. On était tantôt six ou sept tantôt même plus là-dedans. Il y avait chez nous pas mal de mères qui venaient une ou deux fois par semaine mais c’était toujours pour les autres.
Nous étions presque tous des enfants de putes chez madame Rosa, et quand elles partaient plusieurs mois en province pour se défendre là-bas, elles venaient voir leur môme avant et après. Il me semblait que tout le monde avait une mère sauf moi. J’ai commencé à avoir des crampes d’estomac et des convulsions pour la faire venir.
Une nuit j’ai entendu que Madame Rosa gueulait dans son rêve, ça m’a réveillé et j’ai vu qu’elle se levait. Elle avait la tête qui tremblait et des yeux comme si elle voyait quelque chose. Puis elle est sortie du lit, elle a mis son peignoir et une clé qui était cachée sous l’armoire. Elle est allée dans l’escalier et elle l’a descendu. Je l’ai suivie. Je ne savais pas du tout ce qui se passait, encore moins que d’habitude, et ça fait toujours encore plus peur. J’avais les genoux qui tremblaient et c’était terrible de voir cette Juive qui descendait les étages avec des ruses de Sioux comme si c’était plein d’ennemis et encore pire. Quand madame Rosa a pris l’escalier de la cave, j’ai cru vraiment qu’elle était devenue macaque et j’ai voulu courir réveiller le docteur Katz. Mais j’ai continué de la suivre. La cave était divisée en plusieurs et une des portes était ouverte. J’ai regardé. Il y avait au milieu un fauteuil rouge complètement enfoncé, crasseux et boiteux, et Madame Rosa était assise dedans. Les murs, c’était que des pierres qui sortaient comme des dents et ils avaient l’air de se marrer.
Sur une commode, il y avait un chandelier avec des branches juives et une bougie qui brûlait. Il y avait à ma grande surprise un lit dans un état bon à jeter, mais avec matelas, couvertures et oreillers. Il y avait aussi des sacs de pommes de terre, un réchaud, des bidons et des boîtes à carton pleines de sardines. Madame Rosa est restée un moment dans ce fauteuil miteux et elle souriait avec plaisir. Elle avait pris un air malin et même vainqueur. C’était comme si elle avait fait quelque chose de très astucieux et de très fort. Puis elle s’est levée et elle s’est mise à balayer. Je n’y comprenais rien, mais ça faisait seulement une chose de plus. Quand elle est remontée, elle n’avait plus peur et moi non plus, parce que c’est contagieux.
Madame Rosa avait toujours peur d’être tuée dans son sommeil, comme si ça pouvait l’empêcher de dormir. Les gens tiennent à la vie plus qu’à n’importe quoi, c’est même marrant quand on pense à toutes les belles choses qu’il y a dans le monde.
Madame Rosa se bourrait parfois de tranquillisants et passait la soirée à regarder droit devant elle avec un sourire heureux parce qu’elle ne sentait rien. Jamais elle ne m’en a donné à moi. Quand on devenait agités ou qu’on avait des mômes à la journée qui étaient sérieusement perturbés, car ça existe, c’est elle qui se bourrait de tranquillisants. Alors là, on pouvait gueuler ou se rentrer dans le chou, ça ne lui arrivait pas à la cheville. C’est moi qui étais obligé de faire régner l’ordre et ça me plaisait bien parce que ça me faisait supérieur.
La seule chose qui pouvait remuer un peu Madame Rosa quand elle était tranquillisée c’était si on sonnait à la porte. Elle avait une peur bleue des Allemands. Lorsqu’elle avait trop peur elle dégringolait jusqu’à la cave comme la première fois. Une fois je lui ai posé la question — Madame Rosa, qu’est-ce que c’est ici? Pourquoi vous y venez, des fois au milieu de la nuit? C’est quoi? Elle a arrangé un peu ses lunettes et elle a souri. — C’est ma résidence secondaire, Momo. C’est mon trou juif. C’est là que je viens me cacher quand j’ai peur. — -Peur de quoi Madame Rosa? — - C’est pas nécessaire d’avoir des raisons pour avoir peur Momo. Ca, j’ai jamais oublié, parce que c’est la chose la plus vraie que j’aie jamais entendue.
Madame Rosa avait des ennuis de cœur et c’est moi qui faisait le marché à cause de l’escalier. Chaque matin, j’étais heureux de voir que Madame Rosa se réveillait car j’avais des terreurs nocturnes, j’avais une peur bleue de me trouver sans elle. Je devais aussi penser à mon avenir, qui vous arrive toujours sur la gueule tôt ou tard, parce que si je restais seul, c’était l’Assistance publique sans discuter.
Tout ce que je savais c’est que j’avais sûrement un père et une mère, parce que là-dessus la nature est intraitable. Lorsque les mandats ont cessé d’arriver et qu’elle n’avait pas de raisons d’être gentille avec moi j’ai eu très peur. Il faut dire qu’on était dans une sale situation. Madame Rosa allait bientôt être atteinte par la limite d’âge et elle le savait elle-même. Je pense que pour vivre, il faut s’y prendre très jeune, parce qu’après on perd toute sa valeur et personne ne vous fera de cadeaux.
Un jour que je me promenais j’ai rencontré Nadine. Elle sentait si bon que j’ai pensé à Madame Rosa, tellement c’était différent. Elle m’a offert une glace à la vanille et m’a donné son adresse. Elle m’a dit qu’elle avait des enfants et un mari, elle a été très gentille.
Lorsque je suis rentré j’ai bien vu que Madame Rosa s’était encore détériorée pendant mon absence. Le docteur Katz est venu la voir et il a dit qu’elle n’avait pas le cancer, mais que c’était la sénilité, le gâtisme et qu’elle risquait de vivre comme un légume pendant encore longtemps.
Heureusement, on avait des voisins pour nous aider. Madame Lola qui habitait au quatrième se défendait au bois de Boulogne comme travestite, et avant d’y aller elle venait toujours nous donner un coup de main. Parfois elle nous refilait de l’argent et nous faisait la popote goûtant la sauce avec des petits gestes et des mines de plaisir. Je lui disais " Madame Lola vous êtes comme rien et personne " et elle était contente. Il y avait aussi Monsieur Waloumba qui est un noir du Cameroun qui était venu en France pour la balayer. Un jour il est allé chercher cinq copains et ils sont venus danser autour de Madame Rosa pour chasser les mauvais esprits qui s’attaquent à certaines personnes dès qu’ils ont un moment de libre.
Un jour on a sonné à la porte, je suis allé ouvrir et il y avait là un petit mec avec un long nez qui descendait et des yeux comme on en voit partout mais encore plus effrayés. Madame Rosa avait toute sa tête à elle ce jour là, et c’est ce qui nous a sauvés. Le bonhomme nous a dit qu’il s’appelait Kadir Yoûssef, qu’il était resté onze ans psychiatrique. Il nous a expliqué comment il avait tué sa femme qu’il aimait à la folie parce qu’il en était jaloux. On l’avait soigné et aujourd’hui il venait chercher son fils Mohammed qu’il avait confié à Madame Rosa il y avait de cela onze ans. Il se tourna vers moi et me regarda avec une peur bleue, à cause des émotions que ça allait lui causer. — C’est lui? -Mais Madame Rosa avait toute sa tête et même davantage. Elle s’est ventilée en silence et puis elle s’est tournée vers Moïse. — -Moïse dis bonjour à ton papa. Monsieur Yoûssef Kadir devint encore plus pâle que possible. — Madame, je suis persécuté sans être juif. C’est fini, le monopole juif, Madame. Il y a d’autres gens que les Juifs qui ont le droit d’être persécutés aussi. Je veux mon fils Mohammed Kadir dans l’état arabe dans lequel je vous l’ai confié contre reçu. Je ne veux pas de fils juif sous aucun prétexte, j’ai assez d’ennuis comme ça.
Madame Rosa lui a expliqué qu’il y avait sans doute eu erreur. Elle avait reçu ce jour-là deux garçons dont un dans un état musulman et un autre dans un état juif…et qu’elle avait du se tromper de religion. Elle lui a dit aussi que lorsqu’on laisse son fils pendant onze ans sans le voir, il faut pas s’étonner qu’il devienne juif et que s’il voulait son fils il fallait qu’il le prenne dans l’état dans lequel il se trouvait. Moïse a fait un pas vers Monsieur Youssef Kadir et celui-ci a dit une chose terrible pour un homme qui ne savait pas qu’il avait raison. — Ce n’est pas mon fils! cria-t-il, en faisant un drame. Il s’est levé, il a fait un pas vers la porte, il a placé une main à gauche là ou on met le cœur et il est tombé par terre comme s’il n’avait plus rien à dire.
Monsieur Youssef Kadir était complètement mort, à cause du grand calme qui s’empare sur leur visage des personnes qui n’ont plus à se biler. Les frères Zaoum l’on transporté sur le palier du quatrième devant la porte de Monsieur Charmette qui était français garanti d’origine et qui pouvait se le permettre.
Moi j’étais encore complètement renversé à l’idée que je venais d’avoir d’un seul coup quatre ans de plus et je ne savais pas quelle tête faire, je me suis même regardé dans la glace. Avec Madame Rosa on a essayé de ne pas parler de ce qui venait d’arriver pour ne pas faire des vagues. Je me suis assis à ses pieds et je lui ai pris la main avec gratitude, après ce qu’elle avait fait pour me garder. On était tout ce qu’on avait au monde et c’était toujours ça de sauvé. Plus tard elle m’a avoué qu’elle voulait me garder le plus longtemps possible alors elle m’avait fait croire que j’avais quatre ans de moins.
Maintenant le docteur Katz essayait de convaincre Madame Rosa pour qu’elle aille à l’hôpital. Moi, j’avais froid aux fesses en écoutant le docteur Katz. Tout le monde savait dans le quartier qu’il n’était pas possible de se faire avorter à l’hôpital même quand on était à la torture et qu’ils étaient capables de vous faire vivre de force, tant que vous étiez encore de la barbaque et qu’on pouvait planter une aiguille dedans. La médecine doit avoir le dernier mot et lutter jusqu’au bout pour empêcher que la volonté de Dieu soit faite. Madame Rosa est la seule chose au monde que j’aie aimée ici et je ne vais pas la laisser devenir champion du monde des légumes pour faire plaisir à la médecine.
Alors j’ai inventé que sa famille venait la chercher pour l’emmener en Israël. Le soir j’ai aidé Madame Rosa à descendre à la cave pour aller mourir dans son trou juif. J’avais jamais compris pourquoi elle l’avait aménagé et pourquoi elle y descendait de temps en temps, s’asseyait, regardait autour d’elle et respirait. Maintenant je comprenais.
J’ai mis le matelas à côté d’elle, pour la compagnie mais j’ai pas pu fermer l’œil parce que j’avais peur des rats qui ont une réputation dans les caves, mais il n’y en avait pas. Quand je me suis réveillé Madame Rosa avait les yeux ouverts mais lorsque je lui ai mis le portrait de Monsieur Hitler devant, ça ne l’a pas intéressée. C’était un miracle qu’on a pu descendre dans son état.
Je suis resté ainsi trois semaines à côté du cadavre de Madame Rosa. Quand ils ont enfoncé la porte pour voir d’où ça venait et qu’ils m’ont vu couché à côté, ils se sont mis à gueuler au secours quelle horreur mais ils n’avaient pas pensé à gueuler avant parce que la vie n’a pas d’odeur. Ils m’ont transporté à l’ambulance où ils ont trouvé dans ma poche le papier avec le nom et l’adresse de Nadine. Ils ont cru qu’elle était quelque chose pour moi. C’est comme ça qu’elle est arrivée et qu’elle m’a pris chez elle à la campagne sans aucune obligation de ma part. Je veux bien rester chez elle un bout de temps puisque ses mômes me le demandent. Le docteur Ramon, son mari est même allé chercher mon parapluie Arthur, je me faisais du mauvais sang car personne n’en voudrait à cause de sa valeur sentimentale, il faut aimer.